«Imagine Roger Federer disant qu’il achète uniquement des produits bio»


Sepp Sennhauser est président de Bio Ostschweiz, l’organisation membre de la Fédération des entreprises agricoles biologiques suisses Bio Suisse. L’association joue un rôle d’intermédiaire entre les agriculteurs bio des cantons de Saint-Gall et de Thurgovie et Bio Suisse. Ce père de cinq enfants dirige avec sa famille une ferme à Rossrüti, Wil (SG).

Sur 17 hectares, il élève des vaches laitières et quelques porcs, cultive des champs et possède 220 arbres haute-tige. Depuis 1996, il produit sous la marque Le Bourgeon et le label de KAGfreiland, qui définit des normes très rigoureuses pour l’élevage des animaux.

Lors de cet entretien sur son exploitation et son activité de membre du PDC élu au Grand Conseil, il commente les défis rencontrés par les agriculteurs et les agricultrices en général, explique dans quelle mesure il faudrait responsabiliser les consommateurs et prend exemple sur sa propre ferme pour illustrer le concept.

David Herrmann: Depuis les élections de l’automne dernier au moins, l’agriculture est sous le feu des projecteurs. «Plus de bio», c’est le slogan relayé par l’opinion publique et les médias. Qu’en pensez-vous? 

Sepp Sennhauser: Lorsque des voix s’élèvent aujourd’hui pour demander à tous les agriculteurs de se convertir au bio, je suis très critique. Certes, les exploitants pratiquant l’agriculture conventionnelle ont du pain sur la planche, mais fondamentalement, chacun avance à son rythme. Il faut faire attention à ne pas voir les choses en noir et blanc uniquement. Comme pour tout, l’épandage a aussi sa propre histoire. Ce qui était autrefois autorisé, est aujourd’hui interdit. Est-ce pour autant la faute des agriculteurs? Ils n’ont fait qu’utiliser ce qui était autorisé par la loi.

Donc vous défendez aussi ces agriculteurs?

Mes voisins agriculteurs produisent tous selon les méthodes conventionnelles. Cela me donne une autre perspective sur certains sujets. Je respecte mes confrères, et je ne dirai jamais rien de mal sur eux. Je comprends tous ceux qui disent qu’il n’est pas si simple que cela de se convertir au bio. De nouvelles questions se posent, par exemple: qui va m’acheter mon lait si je ne peux plus livrer à la fromagerie du village? Ils font un excellent travail, mais c’est n’est pas du bio. 
Tout cela est très complexe et ne doit pas être considéré de manière aussi dogmatique. Le processus de conversion est lent. Il nécessite une compréhension mutuelle et une bonne dose de respect, et aussi beaucoup de temps. Il ne faut pas précipiter les choses.

Pour quelle raison vous avez-vous décidé à l’époque à vous convertir au bio?

Pour moi, il y avait d’ores et déjà une motivation idéologique. Naturellement, le soutien a également été un argument important et l’est encore aujourd’hui. Sans les 30 centimes de plus que je reçois pour mon lait, je pourrais continuer de livrer la fromagerie du village. 

Comment voyez-vous la situation aujourd’hui?

Quelle est la part de marché du bio? 15 %? C’est quasiment rien! En lisant le journal ou en surfant sur les réseaux sociaux, on pourrait penser que tous achètent maintenant des produits bio. Je suis aux premières loges et la réalité est différente. Par exemple, je cultive du millet pour Biofarm. Maintenant, ils me disent d’arrêter. Les greniers sont pleins. Heureusement pour moi, ce n’est pas un problème, et je sais très bien que la demande et l’offre n’évoluent pas toujours parallèlement. Les consommateurs n’en sont peut-être pas encore là.

Que voulez-vous dire par là?

Beaucoup ne comprennent pas à quoi correspond vraiment le bio, en particulier pourquoi les produits sont nettement plus chers. C’est tout simplement parce que les rendements sont plus faibles, mais le travail plus important. Les consommateurs n’en sont pas du tout conscients. 

Que faut-il faire à votre avis pour changer cela?

En Suisse, les consommateurs consacrent 6 % de leurs revenus à l’alimentation. Or, c’est sur les produits alimentaires que l’on économise le plus. Pour prendre l’exemple du lait, on trouve un choix immense dans les magasins. Tous les laits sont blancs. Pourquoi faut-il payer beaucoup plus cher pour un lait bio?


Est-ce un appel? La conscience écologique ne devrait pas s’arrêter au porte-monnaie.

(Rires) Pourtant, nous savons tous que c'est ce qui se passe. Nous dépensons en pourcentage pour notre alimentation nettement moins qu’ailleurs, notamment dans les régions pauvres du monde. Là-bas, les gens passent toute la journée à s’assurer qu’ils auront de quoi manger le soir. Je suis heureux de voir tout de même que la part de l’alimentation dans le budget des ménages n’a pas baissé encore plus bas dans nos pays. Cette mentalité qui consiste à dire «radin, c’est malin» est désormais largement répandue.

Faut-il dire la vérité sur les coûts pour rétablir les faits? 

Ce ne sera pas facile. On entend ici et là des gens se plaindre que les transports sont trop bon marché. En revanche, dès qu’on augmente le prix de l’essence, les gens crient encore plus forts. Regarde ce qui se passe en France et toutes les manifestations qui ont eu lieu. 
Je me souviens d’une époque où l’on s’efforçait d’économiser l’électricité parce que c’était si cher. Et aujourd’hui, il suffit de regarder autour de soi: on laisse tous la lumière allumée et, moi-même je n’éteins jamais mon ordinateur. Si je savais que le kilowatt-heure me coûte 10.–, j’éteindrais tout immédiatement. Les prix de l’énergie et de l’alimentation sont bien trop bas. Pourtant, le bât ne blesse que lorsque c’est cher. Les gens doivent comprendre que tout est lié: celui qui mange de la viande bio a peut-être moins dans son assiette pour le même prix, mais il bénéficie d’une meilleure qualité.

Vous voulez dire qu’on peut demander aux gens de commencer par leur propre réfrigérateur? 

C’est tout un art: nous devons essayer de comprendre pourquoi ceux qui se sont convertis ont décidé de le faire. La publicité et la communication jouent un rôle clé en la matière. Les gens se laissent facilement influencer. Imagine Roger Federer disant qu’il n’achète que des produits bio. Que se passerait-il alors? 

Eh bien dans ce cas, il faudrait probablement que vous vous dépêchez de produire.
Est-ce que vous pourriez répondre à la demande de lait?

Le lait Demeter est aujourd’hui déjà très demandé. Nous sommes dans une bonne position: les grands distributeurs veulent du lait Demeter. C’est fantastique, et les débouchés sont là. 

Comment parvenir à ce que les consommateurs et les producteurs s’entendent à nouveau? Comment faire comprendre, comme vous le dites, aux consommateurs que les animaux, les humains et la terre sont interdépendants et que cela a un prix?

Nous ne devons pas gaspiller ces ressources et cela a un prix. Tôt ou tard, il nous faudra payer, au plus tard, lorsque l’État devra réparer les dégâts environnementaux avec l’argent de nos impôts. Au lieu de cela, nous pouvons payer dès le début le juste prix des produits. 

Le bio représente une approche globale. Pensez-vous qu’une évolution est possible grâce à cela? Le bio est-il une réponse?

En tant que président de Bio Ostschweiz, je vois régulièrement des agriculteurs qui se convertissent alors que je n’aurais jamais imaginé au début qu’ils puissent le faire. Au bout de quelques années, l’agriculteur lui-même a évolué vers une approche globale. L’agriculture biologique témoigne du savoir-faire des agriculteurs. Ils doivent encore avoir les moyens d’agir et tous ne peuvent pas avoir un conseiller. C’est une grande reconnaissance pour toute la profession.

Est-ce que cela s’est passé ainsi pour vous?

Oui. Les gens me demandent pourquoi je m’en sors aussi bien. Je leur dis alors qu’il faut faire attention à certaines choses et développer un sixième sens. Nous devons ranimer nos sens, car nous les avons perdus peu à peu en les remplaçant par la technologie. 
Dans l’étable par exemple, je sens tout de suite s’il y a quelque chose d’anormal. Je me dis alors: «Ça cloche». Sans savoir quoi. Je dois me fier uniquement à mes sens et non à la caméra ou à des données sur mon portable. Récemment, un veau a eu la diarrhée. D’abord, je n’ai rien remarqué, mais ensuite je me suis dit: «tiens c’est bizarre...». Je suis allé pour traire et je l’ai vu de plus près. C'est là que j’ai compris ce qui se passait. Il avait la diarrhée sans doute à cause du chagrin, car j’avais donné la veille l’autre veau avec lequel il était dans l’étable. Tout cela, je m’en aperçois seulement parce que je suis très attentif. Un autre aurait peut-être déjà appelé le vétérinaire. 


David Herrmann s’est entretenu avec Sepp Sennhauser, président de Bio Ostschweiz.


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